• Lecture : Le poète changé en tigre (Nakajima Atsushi)

    L'histoire proposée par le jeu Alter Ego est un conte de Nakajima Atsushi mais comme je l'ai trouvé dans un recueil de contes, je parlerai rapidement des autres contes du recueil.

    L'auteur est décédé très jeune, à 33 ans seulement. Considéré comme un auteur classique de la littérature japonaise, il a vécu seul, il est mort seul, il est resté inconnu de son vivant puis a été acclamé après son décès. Mon édition du livre indique qu'il s'est très inspiré des auteurs européens pour écrire des histoires de fiction et de philosophie.

    Certains de ses contes sont très inspirants pour moi tandis que d'autres me répugnent, soit pour les valeurs transmises soit pour les relents de racisme qu'ils contiennent. Il y a vraiment de tout chez cet auteur, du très bon comme du très cringe. Ses qualités d'auteur sont vraiment bonnes mais ses sujets sont … ce qu'ils sont.

    __

    Le conte principal raconte l'histoire d'un poète qui veut devenir célèbre et être encore présent dans les mémoires un siècle après son décès. Il ne supporte pas la dure réalité de devoir gagner de l'argent pour mettre du riz dans son bol et celui du reste de sa famille (l'histoire de passe en Chine). Incapable de courber l'échine et se faire poète durant son temps libre (c'est toujours mieux que rien), il pète une pile et s'enfuit dans la nuit, transformé en tigre. Au début il pense que c'est une hallucination mais il doit bien se rendre à l'évidence : il a perdu toute humanité.

    Il raconte ses pitoyables aventures à un ancien ami qu'il rencontre au détour d'un sentier. Il présente des symptômes que je pourrais qualifier de dissociatifs : il a des amnésies totales (blackouts) lorsque son aspect de tigre prend le contrôle et des moments de lucidité humaine. Il a honte de ce qu'il fait lorsqu'il est tigre néanmoins son humanité le quitte petit à petit. Il s'interroge : comment a-t-il pu se changer en tigre ? Comment a-t-il pu être un jour humain ?

    Son humanité et surtout le poète en lui a un dernier sursaut d'existence. Il remarque que tous les êtres vivants, humains comme animaux, changent avec le temps. Tous les souvenirs s'effacent progressivement avec le temps. Pourtant il résiste à l'idée de perdre toute humanité, il a enfin compris pourquoi il est devenu un fauve.

    C'est son orgueil et son isolement social qui l'ont transformé en animal. Il s'est laissé dominer par ses pulsions et son mauvais caractère. Refusant par orgueil de travailler son don poétique il l'a gâché.

    Son inhumanité se confirme lorsqu'il constate qu'il s'est inquiété en premier de la transmission de ses poèmes plutôt que de savoir comment va la famille qu'il a abandonnée. Cet égoïsme le rabaisse au rang de bête.

    « Accepter sans broncher ce qui nous est imposé, vivre sans connaître les raisons, tel est notre destin, le destin des vivants. »

    Par ce conte, l'auteur nous indique quelles sont les valeurs humaines à ses yeux – ou du moins aux yeux du personnage principal – et affirme que s'en éloigner transforme les gens en animaux.

    Je comprends cette manière les choses même si je n'y adhère pas. Certes, quiconque ne possède pas les « qualités humaines » ne rentre pas dans la catégorie « humain philosophique ». Mais mes connaissances en psychologie, en neurobiologie, surtout en ce qui concerne la manière dont fonctionnent les traumatismes et le « mode survie », me font remettre en question ce point de vue. Un humain ne peut que se comporter en humain. C'est inscrit dans son cerveau. Lorsqu'il se comporte « en animal » il reste un humain. Quand il imite le comportement d'une autre espèce, il ne fait que l'imiter. Même lorsqu'un humain développe une identité ou facette identitaire animale, cela reste la manière dont un cerveau humain comprend et interprète ce que ça pourrait faire d'être cet animal. Même lorsqu'un humain se comporte de la manière la plus « bestiale » possible, cela reste un comportement humain. Les comportements de survie humains sont des comportements humains. Les comportements « primitifs », qui demandent le moins d'efficacité mentale (le moins d'énergie mentale, le niveau d'intégration le plus bas) restent des comportements humains, ils ne peuvent que s'exprimer de manière humaine dans un cerveau humain.

    Malgré toute l'aliénation, tous les refoulements, tous les jugements sociétaux, un humain ne peut que se comporter en humain. Toute animalité, toute bestialité en lui fera nécessairement partie de son humanité. Plus il cherchera à se dissocier de ces parties de lui plus il en perdra le contrôle et plus facilement elles pourront le submerger et diriger ses actions.

    Maintenant, les bonus !

    Le fléau des lettres est une histoire qui se déroule dans l'Assyrie de l'Antiquité. Un savant part à la recherche du « démon des lettres » (toute chose qui existe possède un « démon »). Il découvre la sémiotique – le fait que les caractères ont un sens parce qu'on leur donne du sens et pas par essence – et cette transformation du signifiant en signifié est à ses yeux la grande malédiction de l'écriture. Cette idée l'obsède, il attribue tous les maux du monde à ce démon des lettres. Parmi eux : le développement de l'esprit critique chez les jeunes, le choix des événements qui vont entrer dans l'Histoire, le fait que le temps utilisé à lire/écrire ne peut pas être utilisé pour développer d'autres compétences. Enfoncé dans sa paranoïa, il finit écrasé par sa bibliothèque de tablettes d'argile. Mon interprétation : quand on a une grille de lecture faussée du monde ça finit souvent en catastrophe.

    La momie se passe durant l'invasion de l’Égypte par les Perses. Un officier Perse entre en contact avec sa vie antérieure qui s'est déroulée en Égypte. Il parle soudainement égyptien puis, se retrouvant nez à nez avec la momie de sa vie précédente égyptienne, tombe en transe et la revit. Dans cette vie égyptienne, il croise le cadavre de la vie encore antérieure et rebelote, en mode fractale. Il perd tellement le contact avec l'ici et maintenant qu'il sombre dans la folie. Mon interprétation : quand on sur-investit ses identités dissociées on perd le contact avec l'ici et maintenant ce qui empêche de guérir de la dissociation et des traumas.

    Possession se déroule dans une tribu Scythe vivant sur un lac. Le personnage principal est le premier conteur de sa culture et les gens le pensent possédé par des esprits. Après un moment, comme il ne produit aucun travail matériel ou physique, il est sacrifié et mangé. Mon interprétation : une société capitaliste et matérialiste ne laisse aucune place à la créativité artistique.

    L'homme-buffle parle d'un homme-buffle (surprenant n'est-ce pas ?) né d'une aventure hors-mariage d'un soir. Il retrouve son géniteur, fait tout pour être son homme de confiance, devient le favori. Une fois que la santé de son père/maître décline, il se débrouille pour mener toute la maisonnée à sa perte, faisant tuer ou exiler les fils légitimes et torturant à mort son géniteur. Mon interprétation : un conte moraliste à propos des relations sexuelles hors mariage.

    Le maître fabuleux est l'histoire d'un archer qui veut devenir le meilleur archer du monde. Son instructeur lui donne des tâches à accomplir ou à apprendre à faire qui sont tout bonnement surhumaines : ne jamais cligner des yeux, voir des choses en zoom comme une lunette de sniper, tirer 100 flèches en instantané... Jusqu'au jour où l'élève cherche à affronter le maître. Le maître prend conscience de la dangerosité de l'élève et l'envoie dans la montagne, apprendre « l'art de tirer sans tirer ». Moins il tire, plus sa réputation de tireur grandit. À la fin de sa vie, il a tellement oublié le tir qu'il ne reconnaît plus un arc quand il en voit un – mais sa réputation en grandit encore plus. Mon interprétation : soit on peut le prendre sous l'angle que « vouloir être meilleur que les autres ne sert à rien, il faut être meilleur que soi-même et être satisfait de ses compétences » soit on peut le prendre sous l'angle de « la réputation et les croyances des gens à notre sujet primeront toujours sur nos compétences réelles ».

    Suivent deux contes tirés du recueil « Histoires des îles ». Le bonheur parle d'un esclave qui ne se plaint jamais et trouve à être heureux de toutes les maltraitances qu'on lui inflige. Il se met à rêver qu'il est le maître de la maison et que le maître est son esclave – le maître fait des rêves similaires où il devient l'esclave de son esclave. Après plusieurs mois, la vie dans le rêve est devenue plus réelle que la vie physique, l'esclave est fort et gras tandis que le maître est maigre et malade. Le maître est jaloux du serviteur pauvre mais sage. Mon interprétation : les idées et les croyances sont des outils puissants qui sont loin d'être anodins.

    La poule illustre la soit-disant « nécessité » de soumettre les indigènes des îles par la peur. L'histoire dans l'histoire parle d'un faussaire qui est devenu insolent avec son client. Lorsque son client a su rétablir la terreur dans l'esprit du faussaire, avec une demande qui est insignifiante pour le client mais vitale pour le faussaire, ce dernier lègue une poule au client suite à son décès. Et comme les indigènes de l'île ne sont pas fiables il a demandé à trois personnes différentes d'apporter une poule – l'ex-client les reçoit toutes les trois. Mon interprétation : ça fait au moins quatre contes sur le recueil qui ont des super relents de racisme, je sais pas lequel est le pire entre « la poule » et « le bonheur » mais bordel je m'en serais bien passé, j'aurais dû me contenter de lire l'histoire du poète-tigre (ou est-ce un tigre-poète ?) et en rester là.


    Tags Tags : , , , ,
  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :